Noël, c’est sapin et saumon fumé. Mais les tranches fines rose pâle ou orangées sur canapés ou plats de fêtes sont une coutume récente. Elle s’est imposée avec la domestication du saumon de l’Atlantique (Salmo Solar), il y a à peine un demi-siècle. Élevé en cage en Norvège ou en Écosse, il ne remonte plus les rivières. Par contre, il franchit des milliers de kilomètres en camion avant d’être salé et fumé ou frais consommé. Suivons son nouveau périple économique de l’aval à l’amont. Il nous révélera les courants du commerce international et du développement industriel.
Un marché mondial, des prix de 1 à 10
Du saumon fumé, il y a en a aujourd’hui pour tous les goûts et toutes les bourses. Nature, mariné à l’aneth ou même à la betterave (original). Salé à sec ou par injection de saumure (qui ramollit la chaire). Blanc, rose, ou carotte (coloré par un pigment). Tranché à la machine, ou au couteau (mieux). D’Irlande, d’Alaska ou des îles Féroé (rare). Sauvage (top), bio ou d’élevage (peut être très bon aussi). Faites votre choix. Quant au prix, il s’échelonne cet hiver entre 16,55 €/kg chez Leclerc et 179 €/kg chez Petrossian, une maison de caviar.
FrançaisLe saumon est fumé depuis des temps immémoriaux. Il se conserve mieux ainsi. Il était autrefois si abondant qu’en Bretagne, sous l’ancien régime, les domestiques demandaient à ne pas avoir de saumon plus de deux ou trois fois par semaine. Sa disparition de nos rivières à la saison de reproduction l’a retiré des tables des moins fortunés et, fumé, il est devenu un plat de luxe. Mais son élevage aquacole à grande échelle comme un vulgaire poulet de batterie l’a rendu meilleur marché. En plaque sur un carton doré, ses tranches fumées ont conquis les supermarchés.
Les gros producteurs et gros consommateurs
Ces derniers réalisent d’ailleurs les deux tiers des ventes dont la moitié sous leur marque de distributeur. Le saumon fumé sauvage ou d’élevage bio représente moins de 10 % des volumes vendus. Deux ménages sur trois achètent du saumon fumé dans l’année et ce quatre fois en moyenne. Les fêtes de Noël sont la principale occasion d’en manger avec un triplement des ventes en décembre.
La France est le champion d’Europe du saumon fumé (y compris devant les pays scandinaves qui le consomment frais). Avec parfois des initiatives improbables comme la recette de sushi au saumon fumé, sans parler de l’importation de croquettes pour chien au… saumon fumé !
Nos voisins d’outre-Rhin sont également de gros consommateurs mais l’Allemagne importe son saumon fumé. Contrairement à la France qui bénéficie d’une industrie de transformation. Nous n’avons pas de saumon mais nous avons des fumoirs. Il y en a même un à Montreuil dans la proche banlieue parisienne (c’est là que j’achète mon saumon de Noël). Il y a aussi des sociétés de fumaison beaucoup plus grandes et connues comme Labeyrie. Artisanales ou industrielles, elles font venir par camion le saumon frais qu’elles transforment, et plus rarement par avion.
Trois courants et quatre mots
Ce secteur traditionnel a épousé le courant de l’économie contemporaine du commerce et de l’industrie dans trois de ses directions. Primo, hyperdifférenciation des produits et hypersegmentation des marchés, nous venons de le voir.
Deuxio, compétition des pays à bas salaires. Elle ne vient pas ici de la Chine, mais de la Pologne avec une main d’œuvre moins chère et des usines neuves. Une paire d’entreprises y domine la production et l’exportation.
Tertio, internationalisation et consolidation industrielles. Un Monopoly du saumon fumé s’est joué en France au début des années 2010. Marine Harvest, premier producteur de saumon fumé au monde, a acquis maisons et hôtels de saumonerie en Bourgogne et en Bretagne. Thaï Union Frozen, le plus grand producteur mondial de thon en boîte, a racheté MerAlliance. Delpeyrat, une société française de foie gras (La Comtesse Dubarry, c’est elle) s’est lancée dans le saumon fumé par acquisitions en Normandie et en Haute-Loire, etc.
Quittons maintenant l’océan de consommation pour nous intéresser à la production du roi des poissons. Un dernier mot tout de même pour rappeler son cycle de vie si particulier. Il naît en eau douce, descend vers la mer, y vit quelques dizaines de mois, retourne à l’embouchure du fleuve qu’il a quittée, remonte la rivière de son enfance, s’y reproduit et… meurt.
Les spécialistes des poissons migrateurs disent que le saumon est anadrome, amphibiotique, potamotoque et thalassotrophe. Voilà quatre mots pour vos parties de Scrabble ou vos mots croisés de vacances de Noël dont je vous laisse découvrir la signification précise.
Une production multipliée par 200 depuis 1980
L’histoire de l’aquaculture du saumon est en accéléré celle de l’agriculture depuis les chasseurs-cueilleurs jusqu’à aujourd’hui. Vraiment en accéléré car il a fallu 30 ans contre 10 000 ans. En 1980 la production s’élève à 12 000 tonnes. Trois décennies plus tard, elle atteint 2,4 millions de tonnes. Au cours de cette période la taille des cages qui retiennent les saumons a été multipliée par dix, et celle des fermes aquacoles par cinquante. Que s’est-il passé ?
En une phrase, les techniques de l’élevage des poulets et des cochons ont été appliquées à l’aquaculture. Génétique, antibiotique, vaccin, alimentation industrielle, mécanisation, logistique, etc. Tous les piliers d’agriculture intensive ont été transposés.
En termes économiques, cela donne : économies d’échelle, c’est-à-dire diminution du coût du kilo de saumon avec la dimension des cages et des fermes ; gains de productivité, c’est-à-dire diminution de la quantité de travail et de capital pour produire un kilo de saumon – ces gains sont tellement ahurissants qu’ils ont fait l’objet de multiples articles académiques. D’où une diminution spectaculaire du coût unitaire et, en parallèle, du prix par le jeu de la concurrence. Ils ont été divisés par cinq entre 1985 et 2005.
Hausse des coûts, hausse des prix
Mais depuis cette date, le coût remonte. La technologie devenue mature, la productivité stagne. Le prix des aliments pour nourrir les saumons en cage devient le facteur clef de l’évolution du coût du kilo de saumon. Or le prix de la farine de poisson, du soja, du tournesol et autres sources de protéines et graisses a grimpé depuis le milieu des années 2000.
Le durcissement des réglementations environnementales est également de la partie. Il était d’ailleurs sans doute temps et dans l’air du temps. La pollution aquacole est conséquente et la production de saumon doit aussi rimer avec développement durable.
Si le coût remonte, le prix remonte. Logique. Cependant, depuis plusieurs années il grimpe beaucoup plus haut que le coût. Sur la bourse de Bergen, il a atteint 6,3 €/kg en 2018 contre 3,6 €/kg en 2012. Évidemment si le prix augmente plus que le coût c’est que le profit augmente. Et pourquoi augmente-t-il ? Deux raisons se conjuguent : rareté et pouvoir de marché. La production a pratiquement cessé de croître, en particulier en Norvège. Pour des raisons de protection de l’environnement, les autorités publiques y ont quasiment plafonné les autorisations d’élevage du saumon. Ailleurs aussi très peu de nouvelles capacités se sont ajoutées aux existantes et celles-ci tournent à plein régime. Or la demande de saumon est faiblement sensible au prix. Elle est restée soutenue.
Un petit nombre de sociétés dominent le marché
De plus, la concurrence s’essouffle. Les entreprises aquacoles en place sont dorénavant protégées par de solides barrières à l’entrée qu’elles soient d’origine technologique, financière ou réglementaire. La concentration s’est accrue partout. Un petit nombre de sociétés dominent le marché et influencent les prix.
Elles contrôlent la plus grande partie de la production tant au Canada ou en Norvège qu’en Écosse ou au Chili. Elles sont d’ailleurs souvent implantées dans plusieurs de ces pays.
Parmi elles, une se détache, Marine Harvest, déjà citée pour sa première place mondiale dans la fabrication de saumon fumé. Elle occupe également ce rang dans la production de saumon de l’Atlantique avec des fermes salmonicoles en Europe et aux Amériques et le quatrième dans la fabrication d’aliments pour l’aquaculture. Elle dispose d’une trentaine d’usines de transformation dans le monde et commercialise ses produits dans 70 pays.
On retrouve là une autre direction du courant du développement industriel contemporain : la place croissante d’entreprises superstars dans les marchés. Dans tous les secteurs ou presque, quelques entreprises se détachent des autres que ce soit en termes de pouvoir et de part de marché, de gain de productivité, de présence dans le commerce international et même de salaire moyen. Marine Harvest en fait partie. Comme quoi le saumon mène à tout.
Ce périple dans le monde économique de Salmo Solar aura peut-être entaché votre vision romantique et imaginaire du saumon fumé. Mais ne le dédaignez pas pour autant. Ne faites pas comme le Héron de la fable de La Fontaine qui, après avoir méprisé tant de beaux poissons, finit par manger un limaçon.
Cet article a été publié le 20 décembre 2018 dans The Conversation