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La Chaire Théorie de l’Entreprise Séminaire de recherche « Entreprise, Responsabilité et Civilisation »
Posté le 29 mars 2021

La Chaire Théorie de l'Entreprise Séminaire de recherche « Entreprise, Responsabilité et Civilisation »

La Chaire Théorie de l'Entreprise

Séminaire de recherche « Entreprise, Responsabilité et Civilisation »

Extraits du séminaire du 10 février

«  Puissante et fragile, l'entreprise en démocratie »

Alain Schnapper, ingénieur de l’Ecole des Mines de Paris, a travaillé pendant 30 ans dans le conseil, l’industrie et la distribution. Depuis 2018, il mêle des activités de conseil en étant  associé à la chaire « Théorie de l’entreprise - Modèles de gouvernance & Création collective » de MINES ParisTech PSL. Il est membre du bureau de la Communauté des Entreprises à Mission. Il a publié en 2020, avec Dominique Schnapper, Puissante et fragile, l’entreprise en démocratie, chez Odile Jacob.

Alain Schnapper considère que la réflexion sur l’entreprise ne peut être découplée de l’analyse de la société dans laquelle elle est immergée. Or les innovations techniques et scientifiques portées par les entreprises depuis la fin du 19ème siècle, sont allées de pair avec une évolution profonde des sociétés démocratiques. En poussant l’individualisme ou l’esprit d’égalité à l’extrême, les transformations des démocraties actuelles ne risquent-t-elles pas de remettre en cause le fonctionnement même des entreprises ? Inversement, comment les entreprises peuvent-elles répondre aux attentes que les citoyens expriment à leur égard face aux enjeux sociaux et environnementaux ? Comment les entreprises et les Etats peuvent-ils conjuguer leur action pour refonder la nature du contrat social qui les a liés au sein de l’Etat-Providence afin de faire face aux défis du 21ème siècle ?

On constate que les entreprises se sont adaptées aux «exigences» de la société y compris dans des démarches managériales. Ainsi, l’intégration des préoccupations de sécurité au travail, de développement durable puis de RSE peuvent être vues comme les façons dont les entreprises ont choisi de répondre à des attentes plus ou moins formellement exprimées de la société vis-à-vis d’elles. Les entreprises se développent dans un environnement social bien spécifique lié au fonctionnement démocratique. Qu’y-a-t-il de particulier au fait que nous sommes dans des sociétés démocratiques en comparaison avec d’autres dans le monde ?

  • Les entreprises ne sont pas des institutions démocratiques au sens de l’organisation du pouvoir et des prises de décisions. Aujourd’hui même s’il existe un « style démocratique » en entreprise car la forme des relations est beaucoup plus égalitaire qu’auparavant et que les prérogatives de petit chef sont beaucoup moins acceptées, l’entreprise est une organisation qui implique des formes d’autorités découlant de l’obligation rationnelle de ses tâches. Dans son principe, cette idée se heurte à celle d’autonomie du citoyen dans la démocratie et de l’égalité fondamentale qui est au cœur même de démocratie. Il existe une forme de tension entre le fait que nous sommes tous des citoyens et par conséquent libres et égaux en droit alors qu’en entreprise nous sommes des salariés et que cette  organisation n’est pas conforme avec ce principe à la base de la démocratie.
  • Le citoyen aspire légitimement à la liberté et à l’égalité, les deux principes fondateurs du système démocratique. Ces aspirations n’ont pas de limite en elle-même. Alexis Tocqueville rappelait que, plus les sociétés sont égalitaires moins la moindre inégalité est supportable. La liberté donne à l’individu une forme de liberté par rapport aux déterminismes sociaux qui orientaient sa manière d’être il y a quelques décennies. Il y a 50 ans, l’individu était davantage déterminé par la situation familiale, l’église et l’école fréquentées, le lieu de naissance ou encore l’adhésion à un syndicat. Cette aspiration à la liberté permet à l’individu de s’affranchir de ses déterminismes sociaux. Par contre, il est mis devant la responsabilité de définir lui-même sa propre identité sociale. Ainsi l’identité sociale de chacun est plus incertaine mais chaque individu est davantage responsable de ses échecs et de ses succès. Cette recherche d’identité se traduit aussi par une forme d’attente par rapport à son activité professionnelle majoritairement dans sa situation de salarié de  rechercher une forme de sens dans sa relation à l’entreprise. La quête de sens des salariés renvoie à cette forme d’indécision ou d’incertitude qui est liée au fonctionnement même de la démocratie. Cette liberté conduit aussi à valoriser l’usage de la critique encouragée par cette forme de liberté. Chacun est encouragé à manifester sa propre liberté notamment de juger par lui-même les normes qui lui sont appliquées. C’est ce qui est à l’origine d’une critique généralisée des institutions. Il s’agit d’une critique généralisée des institutions et l’entreprise n’y échappe pas.  L’exercice de l’autorité y est vécu comme de plus en plus compliqué tant par les gens qui la subissent que par les gens qui sont en situation de l’exercer. Cette pression interne est causée par le fait que les citoyens dans la démocratie sont encouragés à exercer leur libre arbitre et à exercer leurs critiques notamment vis-à-vis des institutions avec lesquelles ils sont en interaction.

Jusqu’aux années 1980, l’entreprise avait trouvé sa place dans le projet politique des sociétés démocratiques occidentales qui pourrait se résumer en un projet politique social et démocratique.  Après la seconde guerre mondiale, le projet politique des sociétés occidentales était un projet était de s’opposer au projet communiste soviétique et de proposer un projet alternatif concurrent en combinant d’une part un niveau de prospérité pour les populations égale ou supérieur au niveau de prospérité que prétendait conduire le modèle socialiste au sens bolchévique tout en préservant d’autre part  les libertés publiques. Ce projet s’est appuyé sur une forme de contrat social des entreprises par lequel l’Etat créait les conditions pour que les entreprises puissent se développer et créer des richesses. En contrepartie, elles assumaient la protection des populations, la redistribution des richesses et la réduction des inégalités. Evidemment, tout cela a fonctionné avec des conflits sociaux dans les entreprises et le rôle des syndicats qui est variable d’un pays à l’autre mais néanmoins ce projet a trouvé des formes différentes suivant les pays. Néanmoins ce contrat  fut commun à l’ensemble des démocraties occidentales et s’est matérialisé symboliquement en France par les déclarations du  conseil national de la résistance et l’organisation de la sécurité sociale. De manière plus globale, la déclaration de Philadelphie a lancé le Bureau International du Travail dont le projet explicite était de contourner une performance économique et sociale. Ce projet va fonctionner en prenant des formes variables entre le nord de l’Europe, les pays scandinaves et la France une forme de sociale démocratie dans des pays différents. Des analyses des différentes formes de sociales démocraties. Ce projet politique permettant de combiner libertés publiques et prospérité a bien traversé l’ensemble des pays occidentaux. A la fin des années 1980, ce projet politique s’est affaiblit sous l’effet de l’effondrement du bloc communiste et des phénomènes de financiarisation et de globalisation. Ceci s’est traduit concrètement par l’affaiblissement du salariat qui était au cœur du modèle social-démocrate. Ainsi le statut social était donné par le travail et le support de distribution était bien le salariat. Or depuis la fin des années 1980, les phénomènes de financiarisation ont conduit à des stratégies des entreprises formulés sous le terme de recentrage sur le cœur de métier. Les entreprises se sont alors spécialisées dans les domaines les plus lucratifs et les métiers à plus forte valeur ajoutée. Les entreprises se sont appuyées  sur des prestataires spécialisés eux-mêmes travaillant eux-mêmes avec des prestataires flexibles. Ce système génère des mécanismes d’auto-entrepreneur qui gère davantage de flexibilité. De manière générale, cet affaiblissement du projet social-démocrate a été à la fois politique d’un côté et renforcé par des formes de destructuration partielle du salariat de l’autre. Le fonctionnement démocratique de la société lui-même est potentiellement mis sous pression au sens où une société qui se destructure au point que des entreprises constituant des ilots de prospérité performante avec des salariés hyper protégés et  ultra qualifiés prospèrent au milieu d’un océan de pauvreté et d’une disparition des classes moyennes. Ce type de société qui existe en Amérique Latine est incompatible avec un fonctionnement démocratique. C’est la raison pour laquelle défendre et réformer l’entreprise est un combat pour la démocratie pour les formes sociales démocrates occidentales. Il faut la défendre parce que elle est évidemment nécessaire pour donner aux Etats les moyens de jouer leurs rôles en matière de justice sociale, de protection d’un intérêt général même si on peut y mettre des guillemets autour de cette notion mais nous avons besoin de l’entreprise pour apporter les innovations indispensables pour relever les enjeux sociaux et environnementaux du XIXe siècle.

Légende photo : Roosevelt et Phelan signant la Déclaration de Philadelphie en 1944