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Aurélien Acquier est professeur à ESCP Business-School et co-directeur de la chaire Economie Circulaire. Il est spécialiste des questions de développement durable.
A travers le concept d’Anthropocène, Paul-Josef Crutzen (prix Nobel de chimie) et Eugène F.Stoermer ont popularisé l’idée que planète serait entrée dans une nouvelle ère géologique caractérisée par l’influence déterminante et décisive de l’homme sur la biosphère, devenant une force géologique en tant que telle. Cette proposition forte marque un bouleversement dans notre rapport à la nature, dont la dynamique et les lois étaient jusqu’ici perçues comme extérieures à l’être humain. Mais que change l’Anthropocène dans notre rapport au progrès et à l’innovation ?
En préambule, il faut revenir sur quelques-uns des enjeux associés à cette nouvelle ère. Pour réduire leur empreinte sur la biosphère et préserver l’habitabilité de la planète, nos sociétés doivent engager une révolution dans leur usage des ressources. En matière d’énergie, l’Agence Internationale de l’Energie (AIE) affirme que pour respecter les accords de Paris et contenir le réchauffement climatique global à 1,5 degrés d’ici 2100, il faut réduire drastiquement notre usage des énergies fossiles (qui composent aujourd’hui 80 % de l’approvisionnement énergétique mondial) et renoncer à exploiter 60% du pétrole et 80% du charbon disponible. Au niveau global, les contraintes en ressources concernent également le sable, ou le cuivre dont les prix ont été démultipliés depuis vingt ans. L’ouvrage de Guillaume Pitron « La guerre cachée des métaux rares : la face cachée de la transition énergétique et numérique » montre comment la révolution vers les énergies décarbonées transformera nos dépendances notamment des pays qui maîtrisent les énergies fossiles vers les pays maîtrisant l’approvisionnement en métaux rares, indispensable pour une transition vers des énergies moins carbonées. Ces enjeux autour de l’accès aux ressources sont les symptômes d’une transformation de l’économie de l’abondance vers une économie de la rareté.
Aurélien Acquier décrit la manière dont l’anthropocène interroge l’utilité et la valeur de l’innovation, donnant lieu à des positions très polarisées, voyant tantôt l’innovation comme solution ou comme cause des problèmes de l’anthropocène. Dans tous les cas, cela marque une rupture par rapport à la philosophie des Lumières, basées sur l’idée du progrès, qui s’incarne dans le slogan de l’exposition universelle de Chicago de 1933 : « Science Finds, Industry Applies, Man Conforms », autrement dit la découverte scientifique va ordonner la société dans le sens du progrès. Dans ce cadre, le marché n’est que le dernier élément qui va sanctionner l’utilité individuelle et la désirabilité sociale d’une innovation. La diffusion seule par le marché d’une innovation est la preuve de son utilité sociale et de sa valeur. C’est cette relation qui est remise en question par l’Anthropocène, faisant entrer l’Homme dans un nouveau régime de rapport à la nature.
Selon Aurélien Acquier, l’Anthropocène introduit quatre grandes ruptures en termes d’action collective :
- Le premier point de rupture est lié à la complexité systémique des mécanismes en jeu. En effet, le climat ou la biodiversité sont des systèmes complexes, qui mettent en jeu de multiples variables inter-reliées, qui interagissent de manière non linéaires. Beaucoup de travaux en management des risques (à l’instar des travaux Charles Perrow sur les accidents normaux) démontrent que ces systèmes complexes accroissent les risques de réaction en chaîne et d’accidents majeurs.
- Le deuxième point de rupture est la finitude des ressources alors que l’économie et le management se sont construits sur une vision des ressources naturelles comme inépuisables. Pour Jean Baptiste Say : « Les richesses naturelles sont inépuisables, car, sans cela, nous ne les obtiendrions pas gratuitement. Ne pouvant être ni multipliées ni épuisées, elles ne sont pas l’objet des sciences économiques ».
- Le troisième point de rupture concerne l’irréversibilité des dynamiques, notamment en lien avec l’existence de points de bascule (« tipping points» en anglais). A titre d’exemple, la fonte du permafrost fait planer une menace d’emballement climatique, à travers la libération de grandes quantités de méthane, remettant en question la capacité humaine à conserver un contrôle sur la dynamique climatique. Cette réalité est difficile à concevoir dans nos modèles économiques et managériaux où une crise ou un risque est toujours perçu comme temporaire, avant un retour à l’équilibre.
- Enfin, le quatrième point de rupture concerne la crise de la coordination marchande. Mark Carney ancien gouverneur de la Banque d’Angleterre a théorisé la tragédie des horizons. Devant les membres du Lloyd's of London, il déclarait en 2015 : « Nous n’avons pas besoin d’une armée d’actuaires pour nous dire que les conséquences catastrophiques du changement climatique se manifesteront bien après les horizons traditionnels de la plupart des acteurs, imposant un coût aux générations futures que les générations actuelles n’ont pas d’intérêt direct à régler. Cela est au-delà du cycle économique, du cycle politique, et de l’horizon des autorités technocratiques comme les banques centrales ».
Tel qu’il s’est structuré, le management de l’innovation est peu adapté à un tel contexte. Au contraire, en déstabilisant l’identité des produits le « capitalisme de l’innovation intensive » aboutit souvent à accroître les pressions sur les écosystèmes. A titre d’exemple, un milliard et demi de smartphone sont vendus chaque année à l’échelle planétaire pour une population de 8 milliards d’habitants alors que ce produit n’existait pas il y a 15 ans. Ils sont renouvelés tous les deux ans environ, occasionnant un fort cout environnemental lié à leur production et leur fin de vie.
Les innovations « vertes » et « responsables », de leur côté, peuvent aussi soulever des problèmes liés à leurs critères et leur échelle. Le Qatar se présente comme un apôtre de la smart city décarbonée alors qu’il climatise l’extérieur. Quels sont les critères de la tech for good ? Comment distinguer la tech for good de la tech for bad ?
Enfin, le discours sur l’innovation peut créer de l’inertie tout autant que du changement. Mettant en tension les concepts d’innovation et de progrès, Etienne Klein, physicien et philosophe des sciences souligne le conservatisme derrière la rhétorique de l’innovation. Sur les enjeux écologiques, le capitalisme en réincorporant la critique verte et en l’intégrant dans une promesse d’innovation sans cesse renouvelée et sans cesse différée, a trouvé un outil d’inaction très efficace.
Quelles sont les traits saillants de l’innovation à l’heure de l’anthropocène ?
Tout d’abord, à l’image des biocarburants ou de l’avion à hydrogène les innovations suscitent des boucles d’enthousiasme et de déception. De même, toute innovation « for good » va engendrer sa propre critique. L’entreprise s’engageant sur ces sujets doit donc se préparer à affronter la critique et aussi gérer la démultiplication des effets externes et des effets rebonds. Troisième point : l’entreprise engage un travail politique pour positionner leur innovation en lien avec les enjeux de bien commun. A ce titre, on observe un usage souvent opportuniste des 17 ODD (Objectifs de Développement Durables de l’ONU) qui servent de référentiel global pour légitimer les innovations par rapport au bien commun. Le dernier point concerne un autre aspect politique : l’accès à l’innovation : qui aura accès aux ressources dans un monde se contracter? Comment est pensé l’accès partagé à ces ressources ?
Au final, les relations entre innovation et bien commun se complexifient de manière radicale. L’anthropocène politise l’innovation : l’explosion des enjeux de biens communs et leur appropriation par l’entreprise créent de nouveaux enjeux en matière de régulation : qui définit le bien commun ? Par qui la mission sociale est-elle définie, et avec quel contrôle démocratique ? L’Anthropocène repose la question de la normativité au cœur des modèles de l’innovation et de gouvernance. L’innovation s’ouvre aux sciences politiques, aux sciences naturelles et aux sciences morales.