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A propos du livre : « Ce que gérer veut dire. Voyage à travers les dérives et les réinventions de l’entreprise contemporain »
Posté le 3 novembre 2021

Armand Hatchuel

Professeur au CGS Mines ParisTech, Armand Hatchuel fut chroniqueur pour le Journal Le Monde de 2004 à 2020. Il  est revenu sur les grands axes qu'abordent ses 141 chroniques et les enjeux émergeant au début des années 2000 lors d'une conférence consacrée à son dernier livre. Extraits

L’exercice de la chronique n’est pas nouveau, il existe une longue tradition entre chronique et recherche, « le sourire du flamant rose » de Stephen Jay Gould est l’ouvrage le plus connu dans ce domaine.  Pour Armand Hatchuel, aucune des chroniques qu’il a rédigée pour Le journal Le Monde n’est un article scientifique. « La chronique est une manière de regarder ce que dit la recherche en dehors des modes traditionnels d’expression. La chronique a été une compagne de la recherche. Plus qu’un simple exercice de vulgarisation, la chronique a été à la fois un exercice et une stimulation » insiste-t-il.  La demande a été faite à Armand Hatchuel par Antoine Reverchon, responsable des tribunes et chroniques économiques des pages "Idées" du Monde qui avait l’intuition que les journalistes ne savaient pas parler des entreprises. A. Reverchon a souhaité  « rendre compte de la gestion et de la vie des entreprises d’une manière plus scientifique, critique à partir de la recherche, en évitant le discours « managérial ».

Le projet est né en 2004 il y a 17 ans à une époque pas si lointaine mais le monde s’est profondément transformé depuis. L’iphone, Facebook, WhatApp, ni  même Uber n’existait alors. L’infrastructure intellectuelle, technique, sociale, anthropologique  actuelle n’existait pas encore. En 2004, internet comptait 800 millions d’utilisateurs pour 4 à 5 milliards aujourd’hui. En 2004, Wikipédia publiait 300 000 articles  pour 6 millions aujourd’hui. L’origine humaine de l’augmentation du CO2 est  une hypothèse qui ne sera confirmée qu'en 2007 par le rapport du GIEC.

Depuis 2004, les entreprises ont transformé le monde comme elles l’avaient toujours fait auparavant. Elles ont transformé la civilisation non pas l’économie mais bien la civilisation. En transformant la civilisation, elles changent l’économie et sa nature même. En tant que chercheur, Armand Hatchuel était plus ou moins préparé à ces changements. Les régimes de conception c’est-à-dire la R&D avaient commencé dans les années 1990. Grâce aux corpus de la recherche, il a pu commenter et réagir à tous ces évènements. «La notion même d’organisation qui était un des cœurs de la théorie des organisations en sociologie à commencer à se défaire et heureusement nous pouvions comprendre l’explosion du commerce et de ses  repères les plus fondamentaux» détaille-t-il.

Les chroniques ont été une stimulation pour A. Hatchuel. Ainsi il a pu consulter immédiatement une foule de données auxquelles il était impossible d’accéder rapidement en tant que chercheur. Ainsi, la chronique lui donne la possibilité d’avoir les documents sur la crise bancaire de 2008 alors qu’en tant que chercheur l’utilisation de ces données requiert un long processus de validation. L’analyse de la documentation (web) a aussi élargi sa vison. Il a pu aussi consulter les informations sur les scandales, dérives mondiales, politiques nationales, leçons indiennes, chinoises et les commenter.

Armand avait qualifié la chronique de compagne de la recherche car à certains moments « le monde est trop complexe pour être analysé avec des méthodes longues, on a besoin de forages parce que cela donne des indications » précise-t-il.

En seize ans, les 144 chroniques rédigées abordent les enjeux et les défis contemporains. Elles se divisent en trois catégories : 65 concernent les « Nouveaux régimes d’Innovation et de conception et Rationalité et solidarité dans l’inconnu », 59  sont consacrées aux « Crises et refondations de l’entreprise » et 17 abordent « les Perspectives historiques et contribution des sciences de gestion ».

Les chroniques  de la catégorie « Nouveaux régimes d’Innovation et de conception et Rationalité et solidarité dans l’inconnu » ont été inspirées par l’incertitude de l’avenir déjà très présent en 2004. Si l’avenir était inconnu alors de quelle rationalité parle-t-on ? Il faut créer des repères collectifs inattendus, penser à reconstruire un rapport à la gravité, reconstruire un rapport à l’intime comme un régime de création. Comment peut-on continuer à penser le travail de la même manière alors que l'univers a changé ? La notion du travail doit être pensé non pas comme un flux mais comme un investissement collectif parce que l’on invente des outils qui procurent du travail. Le travail est un processus d’investissement (Chapitre II Du travail comme investissement individuel et collectif). Toujours à l’aune de ce corpus-là, la gestion publique est, elle aussi, novatrice.  Le Covid_19 a fait développer de nouvelles applis et de nouvelles organisations (Chapitre III la gestion publique comme innovation solidaire).

Armand Hatchuel n’avait pas prévu de travailler sur la notion d’entreprise qi fut l'inspiratrice des chroniques  de la rubrique des  « Crises et refondations de l’entreprise ».  L’entreprise actionnariale peut paraître un pléonasme mais pas du tout. Il s’agit d’une transformation culturelle et théorique qui arrive à un moment donné entre 1990 et 1991 et reflète, entre autre, la prise de pouvoir dans certains écoles de management des économistes mathématiciens. Les irresponsabilités des entreprises actionnariales vont être le ciment des scandales qui vont faire l’objet de chroniques.

En ce qui concerne les entreprises, il existe des régimes de coopération et de coordination peu connus qui sont les systèmes de fabrication des normes et des modes d’articulation des techniques. (Chapitre VII L’entreprise responsable et sa mission). Par exemple, l’entreprise STMicroelectronics prend acte du fait qu’il n’y a pas de gouvernabilité directe possible du processus de création spécifique. La fondation d’une société comme STMicroelectronics implique de reconstituer une société savante mais sans limite interdisciplinaire. Par ailleurs, certaines entreprises  demandent aux salariés de consentir, en période de crise, à une réduction salariale pour la bonne cause. Cela est arrivé une fois en Allemagne, les réductions de salaires se sont accompagnées de distribution d’actions. Cela revient à dire que les salariés ont créé un comité de solidarité investissant dans l’entreprise à l’instar des actionnaires.  

Le travail est un invariant. Il n’existe que parce que chaque membre de la société y contribue. Les inventions contribuent à créer des fonctions et par conséquents des emplois. Au moment de la campagne électorale de 2017, Benoît Hamon souhaitait lancer un débat sur le travail.  Dans une chronique Armand Hatchuel fit remarquer que le travail doit être examiné avec deux autres termes que sont l’innovation et la nature de l’entreprise. Ce débat avec le seul terme de travail ne sert pas à grand-chose.

La notion de chef d’entreprise a fait aussi l’objet d’un chapitre dans les chroniques (chapitre VI Les chefs d’entreprise : une autorité en quête de légitimation). En 1880, le chef d’entreprise se traduit par chief executif officer en anglais soit commis chargé des affaires en français. Il avait un mandat car sa mission consistait à gérer les opérations. Aujourd’hui, le statut de chef d’entreprise aujourd’hui est devenu presque énigmatique.  Il oscille entre la figure d’un père de famille et la figure d’un protecteur des secrets d’affaire. Il s’agit du même homme l’un est dans le droit et le second ne l’est pas.

 La catégorie des «Perspectives historiques et contribution des sciences de gestion » ont fait l’objet, dans une moindre mesure, de chroniques mais donnant aussi un éclairage inattendu  aux sciences de gestion. Pour revenir au titre du livre, il est inspiré par une déclaration de l’académie française qui, en 2011 met en garde contre l’extension abusive du mot gérer.   Selon l’académie, on ne devrait pas dire « gérer son divorce » ou encore « gérer ses doutes » mais plutôt affronter un divorce ou faire face à ses doutes. L’académie française veut dire qu’un divorce ne peut être vécu que dans l’affrontement. Pourtant gérer son divorce est beaucoup plus ouvert. Le stéréotype n’est pas toujours le plus intéressant. Le mot gérer a une histoire. La modernité d’une certaine façon nous a donné une utilisation abusive du mot gérer. Gérer a repris un sens plus large, plus ouvert.

Les français contemporains utilisent le mot gérer  comme l’empereur Auguste. Le testament de l’empereur Auguste « Res Gestæ Divi Augusti » affiché dans tout l’empire nous dit quelque chose dont nous avons perdu trace en français. Moïra Crete latiniste a fait des recherches et nous indique que la ressemblance entre agere, facere et genere  a fait croire que ces mots étaient synonymes alors que facere n’implique pas agere et que genere n’implique pas facere et agere. Le général « rem genere » n’agit pas ni ne prend part à cette affaire mais « guerit » il la soutient.  Soutenir renvoie à un mélange de care, d’attention et de sollicitude. Cette construction exprime à la fois une action rationnelle et une action responsable. C’est très important parce ce qui fonde la modernité c’est la distinction la rationalité et la responsabilité dans un monde en transformation ultra rapide. Les régimes de la rationalité et de la responsabilité sont sans cesse à réconcilier, à reconstruire or le fondement même de la modernité c’est la sémantique.

"Pour penser les sciences de gestion, il faut revenir au point de départ avant Auguste Comte. On oublie souvent qu’il y a deux types de lumières celle de l’intelligence créative et celle des lumières libérales de Montesquieu. Ces deux  types de lumières se divisent le travail et les seules entités capables de coupler les deux types de lumière sont les entreprises" conclut Armand Hatchuel.