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Institut Interdisciplinaire de l'Innovation

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“Preuves de concept (POC) génératives” : conception et expérimentation innovante pour mieux prendre soin
Posté le 1 juillet 2020

“Le design est un mode de conception qui commence quand on sait bien où l’on est mais que l’on ne sait pas où l’on va”. Voici les propos énoncés par Frédéric Lecourt, designer et co-fondateur du studio de design les Sismo devant des concepteurs de politiques publiques et des accompagnateurs à la création d’entreprise, à Station F fin février. Ces propos introducteurs, présentés aux équipes de la sous-direction à l'innovation de la Direction Générale des Entreprises de Bercy et de l'équipe de la Mission French Tech, visent à clarifier la particularité du designer par rapport à d’autres métiers. Ainsi, en tant que designers, les Sismo se distinguent des ingénieurs qui mettent à profit leurs compétences alors que le cahier des charges de ce qu’il y a concevoir a déjà été formalisé, ou encore des artistes qui font de la recherche d’esthétisme et de la production d’imaginaires singuliers le moteur de leur travail. Ces propos commencent également à esquisser le positionnement particulier des Sismo dans l’univers du design, qui se veut très hétéroclite du fait de son histoire.

Le studio de design Les Sismo, co-fondé en 1997 par Antoine Fenoglio et Frédéric Lecourt a bien évolué depuis ses débuts dans le design mobilier et industriel. En effet, au cours des dernières années, les Sismo n’ont eu de cesse se transformer, notamment en intégrant de nouveaux profils, de nouvelles connaissances, compétences, approches, afin d’accompagner au mieux les évolutions de la société. “Ce qui nous intéresse c’est prendre soin des gens” enchaîne Frédéric. Pour cela, les Sismo ont par exemple été amenés à passer plus de quarante-cinq minutes dans une cage d’ascenseur pour “ressentir les lieux” et identifier les signaux faibles à l’oeuvre au sein d’un hôtel, sur lesquels les designers ont pu travailler par la suite : à savoir l’ennui et la solitude, sources de malaise réciproque et collectif.

Accompagner les évolutions de la société, c’est bien mais faire partie de ceux qui contribuent à imaginer un futur préférable et faire bouger les lignes, c’est encore mieux ! Cela peut notamment porter sur la manière dont se déroule un entretien d’embauche. Par exemple, Frédéric explique que “pour un autre client, nous avons complètement repensé les espaces dédiés au recrutement en concevant des parcours de marche entre recruteur et candidat qui mettent les deux parties à égalité. Le face-à-face autour d’une table induit un autre type de rapport”. Plus largement, Les Sismo et la philosophe Cynthia Fleury-Perkins se sont engagés dans une nouvelle démarche appelée Design with Care qui vise à penser et faire la preuve que de nouvelles manières de “faire société” sont possibles avec comme conviction qu’il faut redoubler de créativité, porter attention et soin aux individus comme aux situations.

Dans ce même état d’esprit de questionnement permanent, les Sismo ont souhaité intégrer il y a deux ans un regard extérieur et scientifique. “Nous voulions un doctorant qui nous regarde faire pour rebondir” précise Frédéric. C’est ici qu’intervient Caroline Jobin, doctorante CIFRE en sciences de gestion au Centre de Gestion Scientifique (CGS-i3 UMR CNRS 9217) de Mines ParisTech - PSL Université et à la chaire Théorie et Méthodes de la Conception Innovante, ingénieure de formation et ancienne étudiante du Master PIC porté par le Centre de Recherche en Gestion (CRG-i3 UMR CNRS 9217) de l’Ecole Polytechnique. Dans sa thèse co-encadrée par Pascal Le Masson et Sophie Hooge, elle s’intéresse à la gestion de la conception des preuves de concept communément appelées POC en référence au terme anglais “Proof Of Concept”. Alors que la preuve de concept (POC) est souvent réduite à un simple jalon technique, une étape voire un livrable dans un processus d’innovation, Caroline étudie le rôle du POC dans l’organisation de la conception collective innovante, plus particulièrement dans l’univers du soin.

Caroline consacre les premières minutes de son intervention à la présentation du contexte d’émergence de ce concept, à savoir les années 1960, période lors de laquelle la course à l’espace faisait rage entre les Etats-Unis et l’Union Soviétique. Caroline souligne que le terme de “proof-of-concept” s’est démocratisé au travers des TRL (Technology Readiness Levels) créés par la NASA et depuis largement utilisés dans les industries et écosystèmes à haute technologie. “Le terme de POC est aujourd'hui utilisé dans [de nombreux] domaines et types d’organisations : de l’aéronautique, au secteur de l’informatique en passant par le médical. Le vocabulaire est le même mais les pratiques sont différentes. La définition même du POC varie selon les acteurs et sa mise en place peut créer des quiproquos entre les différentes parties prenantes du projet !” explique Caroline. Ainsi, alors que le POC avait été pensé comme un outil de communication et de coordination entre différentes fonctions ou organisations, son appropriation par une grande diversité d’acteurs a introduit des définitions et usages pluriels qui ont in fine provoqué des problèmes de compréhension et donc souvent des déceptions bilatérales. D’un autre côté, cette appropriation massive et diversifiée a permis d’enrichir la notion de POC et de mieux donner à voir les enjeux empiriques qui ont motivé l’émergence de ce phénomène. Dans ce sens, Caroline s’est intéressée aux transferts du POC de l’écosystème de l'aéronautique et aérospatial américain à d’autres écosystèmes ; ces travaux ont fait l’objet d’une publication qu’elle a eu l’occasion de présenter début juin à la conférence de l’Association Internationale en Management de l’Innovation.

Malgré la pluralité des définitions, un trait commun semble pouvoir être dégagé en analysant les pratiques des POC au prisme de la théorie de la conception (théorie C-K ; Hatchuel, Le Masson et Weil, 2017) : il s’agit de confronter des intuitions et des hypothèses de départ à la réalité terrain avant d’envisager des étapes de développement ultérieurs souvent coûteuses et risquées. Et cela dans une logique de double preuve, à la fois une preuve de connaissances (certaines propositions vont se révéler vraies ou fausses) et une preuve de concept (au sens de la théorie C-K : le POC sert précisément à mettre en évidence que certaines dimensions restent inconnues et méritent des explorations complémentaires). Selon la nature des innovations et des prismes métiers des acteurs qui portent ce processus de conception, les hypothèses de départ peuvent porter sur différentes dimensions comme par exemple la désirabilité des usagers, la faisabilité technique et/ou la viabilité financière de l’invention. En ce sens, le POC se situe en amont du processus d’innovation et est donc à différencier de l’étape de “test et validation” (pour reprendre le vocabulaire du développement de nouveaux produits) ou de “minimum viable product (MVP)” (pour reprendre le vocabulaire du Lean Startup) qui arrive bien plus tard dans le processus, à savoir juste avant ou de manière parallèle à sa mise en production ou sa mise en oeuvre/commercialisation. Dans le cas du POC, ni l’innovation ni son environnement final n’est stabilisé et laisse même souvent place à un “inconnu résiduel”.  Ainsi, l’enjeu ici n’est pas de vérifier que ce qui a été conçu respecte bien les critères de performance tels qu’ils ont été définis dans le cahier des charges techniques mais de rassurer les concepteurs et/ou leurs sponsors qu’il y a des raisons de croire que le produit, le service, l’organisation, voire même la collaboration… telle qu’elle a été imaginée sera pertinente.

Lors de la présentation, Caroline introduit la notion de “POC générative” pour décrire une nouvelle typologie d’expérimentation qui permettrait de dépasser le compromis entre la validation et l’exploration, souvent présentées de manière dichotomique. A cette occasion, Frédéric précise que “les clients souvent frileux poussent vers la validation alors que nous nous poussons vers l’exploration”. Dans ce sens, Caroline s’intéresse à la manière dont la tension entre les deux processus pourraient mieux être exploités, c’est-à-dire comme la validation et l’exploration pourraient se nourrir, se renforcer mutuellement plutôt que d’y voir uniquement des interférences négatives. 

Bien que la matérialité (physique ou digitale), rendue possible par les techniques de “prototypage rapide”, soit souvent essentielle à la mise en oeuvre du POC, il est dangereux de parler de prototype. En effet, cette terminologie est aujourd’hui utilisée pour décrire des objets très divers et risque d’être, à tort, associé au seul prototype de type validatoire (cf. ben Mahmoud-Jouini et Midler, 2020), qui représente la version quasi-finalisée de l’invention avant sa mise en production ou en oeuvre qui aura lieu très certainement après quelques ajustements. A l’étape du POC, ce n’est pas tant l’artefact en soit qui est important mais le rôle qu’il joue dans le processus d’innovation et d’apprentissage. Dans sa thèse, Caroline s’intéresse notamment au rôle que jouent les POC sur l’innovation en train de naître et les collectifs/organisations qui les portent. Pour étudier ces impacts, elle s’intéresse aux effets cognitifs et sociaux générés par les POC. Pour donner corps à ses propos, elle présente notamment un projet sur lequel elle a été mobilisée (sous forme de recherche-intervention) depuis mars 2019 avec ses collègues designers des Sismo. Ce projet interrogeait à la manière dont le design, dans un contexte d’urgence hospitalière, pouvait aider à mieux prendre soin des patients les plus fragiles comme les personnes âgées ainsi que leur entourage. Il est important de préciser qu’il était question de soin au sens de “care”, apporter du mieux-être, de l’attention, ... “[L’enjeu n’était pas de] préconis[er] du soin médical, ce n’est pas notre domaine de compétence » clarifie-t-elle. Caroline fait notamment part de sa surprise quant au rôle que peuvent avoir les designers dans la valorisation des individus. A titre d’exemple, elle explique que les interactions qu’ont pu avoir les designers avec une secrétaire médicale ont contribué à ce que cette secrétaire prenne conscience de la multitude de tâches qu’elle accomplissait chaque jour et donc de son rôle dans l’institution hospitalière et la vie des personnes qu’elle accompagnent. Plus globalement, dans ce projet il n’était pas juste question de s’intéresser aux patients mais également au personnel médical, para-médical et non médical ainsi qu’à son entourage car “apporter du mieux-être au personnel, cela se répercutera dans un deuxième temps sur les patients » continue-t-elle.

Enfin, Caroline nous explique qu’un dernier volet de son travail de thèse, qu’elle soutiendra fin 2021, porte sur les compétences et les outils de pilotage nécessaires au renouvellement des modèles d’évaluation et de performance et plus largement de gouvernance pour assurer la réussite de l’innovation. “Ce que nous voulons c’est faire entrer de nouveaux curseurs d’attention avec de nouveaux process” conclut Frédéric.