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Institut Interdisciplinaire de l'Innovation

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Le séminaire « Les sciences sociales sur un plateau » reçoit Benjamin Loveluck, i3, Télécom Paris
Posté le 23 mars 2021

Benjamin Loveluck anime et coordonne l’ANR ResisTIC « critiques et contournements de frontières numériques en Russie » depuis 2018. Dans le cadre du GDR internet IA et Société, il anime un groupe de travail avec Olivier Alexandre «capitalisme numérique et idéologies», un séminaire. Il est l’auteur de réseaux, libertés et contrôle, une généalogie politique d’internet publié en 2015.

Le numérique était perçu par certains, à ses débuts,  comme un renouveau démocratique.  Il devait stimuler la capacité d’agir des individus et encourager la participation politique qui serait naturellement alignée sur les valeurs démocratiques. Mais le numérique a aussi donné naissance à des formes d’engagement plus problématiques. Les dérives concernent les formes de discriminations, les harcèlements, la propagation des discours de haine et les fake news. Ce retour de bâton est aussi puissant que les attentes et les espoirs suscités par internet depuis les années 90.

Le travail présenté par Benjamin Loveluck est un exercice de typologie. Cet exercice de typologie lui a paru utile pour cerner des pratiques situées en les deux extrêmes. Le vigilitantisme ne se conforme pas aux idéaux participatifs, ni mêmes aux règles de la civilité mais ces actions sont pourtant conduites au nom de la justice du  maintien de l’ordre et de la sécurité. On peut les considérer comme une forme de participation politique. Il y a donc une forme d’ambiguïté constitutive de ces pratiques qui renvoie à l’idée de faire justice soi-même et donc à cette catégorie du vigilantisme.

Le vigilantisme est une pratique privée et extrajudiciaire de maintien de l’ordre, apparue aux XVIIIe et  XIXe siècles aux Etats-Unis, désignant des mouvements d’auto-défense des communautés locales, parfois des milices, des communautés de citoyens dans le sud et l’ouest des Etats-Unis. Ces phénomènes sont causés par la faiblesse de l’Etat et la volonté d’autonomie dans le contexte américain face à la puissance fédérale. Cette revendication d’une forme de souveraineté populaire devient une entreprise de préservation d’une certaine idée de la société caractérisée par des expéditions punitives violentes allant jusqu’au lynchage ciblant notamment des afro-américains mais pas uniquement. Cette catégorie de vigilantisme est déjà difficile à cerner car beaucoup de travaux réalisés par des personnes différentes retenant des critères différents selon le degré de violence,  d’illégalité ou la relation aux autorités avec certains cas de la collaboration avec la police mais aussi des formes de défiance ou de contournement de la police. Retiens-t-on le critère de l’action collective ou individuelle, planifié ou spontané ? La science politique retient la notion de désobéissance incivile. Il s’agit d’une action collective généralement violente visant à restaurer l’ordre.

Le vigilitantisme numérique cherche à se dispenser des institutions. Il se définit par des actions directes de surveillance, de dissuasion, de punition en ligne effectuées au nom de la justice ou de la sécurité suscitée en général par une indignation intense. Ces phénomènes s’observent souvent suite à des transgressions qu’elles soient sur le plan civil, moral ou face à des crimes ou injustices perçues et leurs modes d’actions s’effectuent par des dénonciations publiques ou des excès d’attention non sollicités qui ont pour but d’identifier discréditer ou d’humilier les auteurs de ces transgressions qui ont suscitées l’indignation.

Il s’agit aussi de porter un jugement et dans la foulée d’une forme de répression.  A contrario du vigilantisme hors ligne, il n’y a pas de violence physique en général mais du harcèlement. Le vigilantisme numérique s’appuie sur un régime de visibilité caractérisé par la facilité à enregistrer les traces d’activité, le partage volontaire, la circulation des images, les formes de surveillance mutuelle et la culture de l’auto régulation au sein des collectifs en ligne. Le vigilantisme en ligne met en place des normes de comportements sur les forums et des systèmes de signalisation des contenus inappropriés sur les plates-formes à des formes plus sophistiquées de résolution de conflits.

L’idée était de construire des critères qui permettent de préciser différents aspects de nombreuses études de cas pour construire des idéotypes.

Le signalement :

Le comportement d’une personne est dénoncé mais aucune personne n’est visée directement. Une page de Facebook « Passenger shaming » présente des comportements considérés comme honteux dans les transports publics par exemple les personnes retirant leurs chaussettes dans les avions. Le signalement est une forme d’humiliation anonyme et un moyen d’affirmer une forme de supériorité morale. Ce site propose également un merchandising comme des tee shirts ou des mugs et génère des revenus publicitaires. Le discrédit est limité car les individus ne sont pas reconnaissables et ne savent souvent pas qu’une photo a été prise. Ce type de signalement peut s’amplifier lorsqu’il est relayé par la presse et les médias. Ainsi la page Facebook  «incivilités étaploises» incite les citoyens à publier anonymement des incivilités. L’objectif affiché est de répertorier les incivilités environnementales, hygiéniques et réglementaires commises sur le territoire de cette commune. Plus de 2 000 abonnés suivent cette page soit un dixième de la population totale. Les abonnés participent en postant des centaines de commentaires. La voix du Nord publié un article sur cette page qualifiant ces commentaires de délations.  Les personnes reconnues se justifient sur cette page car les incivilités sont commises sur le territoire d’Etaples et les habitants de l’agglomération reconnaissent parfois les voitures incriminées. Cette tendance rejoint le « community policing » anglo saxon où l’on signale aux passants que les résidants sont attentifs et peuvent signaler les comportements posant problème.

L’enquête :

Des informations sont partagées sur Facebook pour localiser un individu. Les images de caméras des petits commerces et même des particuliers sont postés sur les médias sociaux ou sur les réseaux. Une démarche d’enquête s’organise au travers le croisement d’informations des acteurs. Ce phénomène rejoint une tendance plus répandue celui des web sleuths ou enquêteurs du web. Cette plate-forme américaine a pour objectif de solutionner des affaires non résolues, la plupart de ces cas sont des disparitions. Des internautes postent aussi des photos sur des sites demandant de l’aide pour identifier des voitures impliquées dans des délits de fuites, des recherches de généalogie voire des meurtres non résolus. Dans les cas d’homicide, le public est sollicité pour soumettre de nouvelles idées visant à faire progresser l’enquête. Des règles sont édictées pour éviter que les recherches ne dégénèrent en chasse aux sorcières,  ainsi poster des informations personnelles est interdit. Il est rappelé également que les volontaires ne constituent pas une armée ou une milice. Les attentats du marathon de Boston de 2013 ont donné lieu à un changement dans les politiques de modération de ces sites car des erreurs d’identification avaient été commises. Des moyens d’analyse automatique des images permettent aujourd’hui d’extraire des images des vidéos et de les identifier par des moyens automatiques mais ces technologies faciales comportent beaucoup d’erreurs  et de doublons. La police avait aussi cherché à identifier les assaillants sur le site web : https://facesoftheriot.com/  après l’invasion du Capitole par les sbires de Donald Trump. En France, des groupes Facebook dédiés à la disparition de Xavier Dupont de Ligonnes sont toujours actifs.

Aux Etats-Unis, dans le cas de disparitions, il existe des groupes d’enquête collective, mais également des sites dédiés au web bureau investigation. Les indices sont partagés avec le public et ne relèvent pas exclusivement de la police. Les autorités encouragent elles-mêmes ce partage d’information malgré l’absence de procédure. Les policiers préservent la confidentialité des enquêtes.

La traque :

Elle consiste à nommer puis à humilier un individu préalablement ciblé. Un internaute s’estimant floué par un artisan, n’ayant pas fini les travaux réalisés chez lui,  a publié tous leurs échanges pour prouver sa bonne foi et convaincre les autres internautes que la cible a été malhonnête. Le nom et l’adresse professionnelles sont divulgués pour porter atteinte à sa réputation. L’incident se déroulant à un niveau local, la personne pourra être reconnue. Beaucoup de ces cas renvoient aux maltraitances animales. Les personnes identifiées sont harcelées en ligne et les autorités sont sollicitées pour demander réparation. Les chasseurs de pédophiles au Royaume Uni sont de plus en plus nombreux, créant de faux profils pour attirer des pédophiles et les identifier. Les informations sont alors envoyées à la police. Les photos et les noms des personnes condamnés par la suite sont ensuite publiés sur des pages web notamment sur Facebook. La  vidéo du pédophile démasqué est diffusée sur Youtube. Beaucoup d’actions utilisant cette méthode ont été conduites pour identifier des antisémites, des violeurs, des membres du Klu Klux Klan. Les anonymous pratiquent souvent la traque. Ce phénomène de la traque ne se borne ni à dénoncer un comportement ni à résoudre une énigme mais à accuser une personne publiquement pour la discréditer et l’humilier voire la harceler. L’écho médiatique va amplifier le phénomène de croisade morale avec l’idée que la justice doit être rendue.

La fuite organisée :

Des infrastructures sont conçues pour inciter à faire fuiter, dénoncer et à partager des informations pour discréditer des institutions. Ce sont les institutions qui sont visées non les individus.

WikiLeaks est le cas emblématique de ces infrastructures qui peuvent être très sophistiquées. Certaines procèdent par l’organisation de réseaux anonymisés encourageant la fuite d’informations en protégeant l’anonymat. D’autres infrastructures plus modestes visent à banaliser aussi des formes de signalement. Elles sont perçues comme des « civic tech », d’activisme de citoyens puisque les citoyens sont partie prenante quand ils signalent des actes de vandalisme. La plate-forme PubPeer est un site internet qui permet aux utilisateurs (principalement anonymes) d'émettre des commentaires sur des articles scientifiques en post-publication, mais aussi de signaler des soupçons de manquements à l'éthique scientifique.

Ces idéotypes ne sont pas parfaits dans la pratique et se recoupent parfois. La distinction entre délation et dénonciation est peu opératoire a priori car la définition varie selon les différents critères. La plupart des « désobéissances inciviles » selon Pierre Patrick sont le plus souvent non ouvertement violentes et échappent à des qualifications pénales.  Ces justices populaires numériques rappellent des temps beaucoup plus anciens fondées sur l’humiliation publique comme le charivari. La traque aujourd’hui peut prendre une dimension et une intensité plus marquées. Chaque cas doit être contextualisé selon les différents types proposés par Benjamin Loveluck. Il faut établir les implications morales, les conséquences et dans certains cas les réponses juridiques et aussi la conformité aux principes démocratiques.