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Présentation de Pierre-Jean Benghozi, professeur à l’Ecole polytechnique et chercheur à i3-CRG lors du séminaire « Capitalisme numérique et Idéologies »
Posté le 24 mars 2022

Pierre-Jean Benghozi est, en France, un des précurseurs, reconnu internationalement, des recherches sur l’économie numérique ainsi que sur les industries créatives. Pierre-Jean Benghozi est Pierre-Jean Benghozi est directeur de recherche au CNRS et professeur à l'École polytechnique. Il y a dirigé le Pôle de Recherche en Economie et Gestion (UMR X - CNRS) et la Chaire « Innovation et Régulation des Services Numériques » qu’il  avait fondé, en partenariat avec Telecom ParisTech (2007-2013). Il enseigne également dans plusieurs grandes universités parisiennes et étrangères. Son expertise l’a conduit à être nommé membre du Collège de l’Autorité de régulation des communications électroniques et des postes (ARCEP), de 2013 à 2019, où il a plus particulièrement suivi la régulation des marchés « Entreprise », l’internet des objets et le déploiement des réseaux 5G et très haut débit.

Depuis les années 80, il a développé à l’Ecole polytechnique un programme de recherche reconnu sur les Technologies de l’Information et de la Communication, les Médias et la Culture. Ses travaux plus récents portent sur le développement des nouvelle formes de marchés et d’organisation associées au développement du numérique ainsi que sur les modèles d’affaires des industries créatives.

En changeant la matérialité et la territorialisation des échanges, la vague du numérique, née à la fin du siècle dernier, constitue une vraie révolution à différents titres, aussi bien pour les entreprises que pour les consommateurs.  D’une part, les possibilités de dématérialisation des flux bouleversent, par exemple, aussi bien les chaînes de production et d’approvisionnement que les modalités de fiscalisation. Ainsi, les sociétés peuvent localiser leur siège social en Irlande, gérer des droits d’auteur en passant par les Pays Bas et transférer leurs revenus d’un pays à l’autre pour optimiser la nature des flux et la fiscalisation. Mais d’autre part, la vague technologique touche aussi des ménages de plus en plus équipés en accompagnant les nouvelles formes de mobilité. Beaucoup de téléphones équipés en 4G sont devenus essentiellement des outils de connexion à internet. En France, certains évaluent la part du numérique à 6% du PIB (150 milliards d’euros). Parallèlement, les investissements des opérateurs de télécommunications sont croissants dans les réseaux d’infrastructures : de l’ordre de 10 milliards d’euros, ils représentent un quart de leurs revenus. En effet, le numérique ne peut fonctionner que si tout le territoire est connecté. Avec le développement des usages, les prix des services de consommation dans le numériques ont considérablement baissé depuis une dizaine d’années alors que tous les autres services ont augmenté. La maturation de la filière s’est faite à l’avantage du consommateur.

Les capacités offertes par les technologies de l’information et de la communication ont rendu possible la réalisation d’objectifs très anciens en management comme les flux et les process, le marketing one to one ou encore le ciblage des besoins du consommateur. Le numérique a été dès lors une révolution pour les entreprises qui cherchaient à simplifier les process comme pour celles qui ne le cherchaient pas mais qui y ont été poussés par leurs clients. Au tournant des années 2000, les premières hypothèses émises sur la nouvelle économie étaient que le numérique conduirait à des bureaucraties parfaites et permettrait de fluidifier les marchés où l’offre et la demande s’ajustent en permanence. Les résultats attendus étaient d’une part une efficacité accrue de terme de performance et de productivité et,  d’autre part une amélioration de la qualité du marché avec des prix plus proches de l’équilibre entre l’offre et la demande. Ces hypothèses ont pourtant rapidement été battues en brèche avec de nouveaux modèles économiques qui ont nourri la croissance de l’internet des réseaux autant qu’ils s’en sont nourris. A cet égard, il est intéressante de regarder plus spécialement le secteur de la culture qui, notamment la musique, a servi de laboratoire d’expérimentation : beaucoup d’innovations mises en place en premier dans ce secteur se sont en effet généralisées ensuite aux reste de l’économie. Ces modèles se sont notamment construits sur la création, la conception et la production collaborative en tirant parti des réseaux de contributeurs moins dépendants d’une localisation d’une usine en particulier. De nouvelles modalités d’organisation se mettent en place en jouant différemment des répartitions géographiques. A titre d’exemple, certaines sociétés de traduction proposent de traduire des documents très rapidement permettant à un texte déposé le soir d’être disponible dès le matin en faisant intervenir un traducteur à l’autre bout du monde.

Les modèles se sont aussi énormément diversifiés du fait de la massification des échanges et de l’entrée de producteurs non professionnels sur les marchés. Là aussi, une illustration éclairera le propos. Dans l’audiovisuel, les youtubeurs et les influenceurs fournissent des modèles de professionnalisation et de construction de revenus à partir de contenus, de compétences, de formes de reconnaissance et de modalités de monétisation radicalement différents des formes traditionnelles.

Un autre levier des transformations est enfin le développement de formes inédites d’intermédiation, assurant à la fois une agrégation des offres, une capacité d’orientation des consommateurs et une simplicité des interactions. En donnant tout son poids au traitement et à la valorisation des données, cette économie de l’attention est devenue primordiale. Dans le domaine des transports par exemple, les intermédiaires classiques qu’étaient les agences de voyage se sont vues progressivement remplacées par plusieurs types de plates-formes mettant en relation les consommateurs avec des prestataires de voyages et d’hôtels.

Une des premières conséquences de ces mouvements est qu’aujourd’hui, la concurrence ne se fait plus seulement par les produits, mais aussi par les modèles d’affaire : la manière d’organiser la mise à disposition des biens et services et leur monétisation. Par exemple, la différenciation entre, disons, Spotify, Deezer ou Amazon Prime, se fait davantage par la monétisation et les interfaces, l’algorithme de sélection ou encore la qualité du son fourni et non plus l’exclusivité d’un artiste. De même, l’offre de service d’Uber est très proche de celle d’un taxi mais Uber se différencie par la qualité du service et de l’interface avec le consommateur. Les start-up attaquent ainsi les entreprises en place en repensant les modèles qui deviennent le cœur de la structuration de la concurrence. Les notions de modèle d’affaire sont ainsi désormais centraux dans la réflexion du management stratégique et de l’économie. Pour résumer, on peut les définir comme la capacité de mettre en cohérence quatre dimensions : à savoir la manière – innovante - de  produire des biens et services, la façon de s’organiser, le type de relation noué avec la clientèle (type de transaction, abonnement ou pas) et la façon de gagner de l’argent ou d’investir. 

Le succès des entreprises tient ainsi à la capacité d’organiser ces quatre dimensions, mais aussi à savoir articuler de manière spécifique à la fois la création de la valeur (stratégie d’innovation, de production et la captation de valeur). Dans le cas d’Uber, la captation de valeur tient à ce que la plate-forme génère et s’approprie des revenus sans avoir à investir dans une flotte de voitures ou de salariés. Il s’agit d’un pur intermédiaire de marché s’appuyant sur un réseau de partenaires qui va investir lui-même. C’était d’ailleurs aussi le cas dans des offres très anciennes telles que celle d’Interflora par exemple. Cette redéfinition de la valeur et la captation passe par la réorganisation, de penser la capacité de production et la configuration des ressources… tout autant, bien sûr, qu’une forme de partage de la valeur créée.

Le rôle des intermédiaires a aussi évolué. Traditionnellement, l’intermédiaire agrège l’offre et la demande. Il met en relation les acheteurs et les vendeurs. Il établit la confiance et garantit les transactions. Internet a permis de désagréger des modalités classiques constituant l’offre parce que maintenant les marchés sont internationaux ou mondialisés. Cette capacité de désagréger le marché et repenser l’offre a conduit à de nouvelles formes d’intermédiation et de concurrence entre les acteurs. On rend souvent compte de cette dynamique en parlant d’économie des plates-formes, mais le terme génère souvent des confusions car il recouvre deux types distincts de plates-formes : les plates-formes de diffusion et les plates-formes technologiques qui articulent des composants différents. Le smartphone est un bon exemple car autour de cet outil se greffent des applications qui vont interagir. L’écosystème de relations et de mise à disposition de service et d’évolution du produit se construit sur cette base technique. Cette logique d’agrégation technique et de distribution fait que la plate-forme bénéficie de prime à la taille qui tend à la rendre monopolistique. Ces logiques de plate-forme se retrouvent sur des plates formes B to C mais aussi dans le secteur du B to B. Par exemple, Amazon a eu l’intelligence d’ouvrir sa plate-forme de commerce en ligne à tous les autres marchands – même concurrents - qui le souhaitaient. Le marchand qui vend par l’intermédiaire d’Amazon sait qu’il a accès des dizaines de millions de consommateurs : mais ce faisant, il contribue à rendre Amazon le site de référence, quasi monopolistique, du commerce en ligne.  Ces modèles à base de prescription remettent en cause la manière dont les économistes considèrent habituellement le fonctionnement des marchés comme lieu d’équilibre entre une offre et une demande, par la quantité échangée et le prix. Ce qui s’échange ici aussi c’est l’information.  Dès lors, trois marchés différents se côtoient : un marché de l’offre et de service, un marché de la recommandation mais aussi un marché du référencement. Une partie du prix d’un produit acheté sur Amazon paye pour faire du lien, une autre partie paye Amazon en tant que prescripteur (% sur la transaction) et une partie est liée au fait qu’un certain nombre de marchands vont payer pour être sponsorisés dans les recommandations d’Amazon. Ce qui s’échange c’est des flux financiers et des informations.

Le marché des plates formes est  un marché biface à l’instar des médias qui proposent à la fois un support publicitaire à des annonceurs  et un contenu journalistique à son public. De la même façon, l’agencement des plates-formes numériques entretient – voire nécessite – l'existence de deux clientèles : les marchands et les clients, clientèles différentes mais finalement interdépendantes l'une de l'autre par les produits qui y sont échangés. Les plates-formes Amazon et Netflix ont commencé sur cette base,  en faisant de la distribution. Mais la position de force construite sur cette base les amène aujourd’hui à évoluer afin d’être présent sur toute la chaîne de valeurs. Apple est passé des terminaux à l’édition et la distribution de service en ligne.  Netflix a évolué de la distribution de DVD au streaming, de service en ligne et à la production. Amazon s’est mis à produire des services de streaming mais aussi dans des terminaux en proposant des e-books et des kindles. Dès lors, aujourd’hui, les acteurs concurrents le font avec des structures de modèles d’affaire très différents. Ainsi, les opérateurs télécoms  entrant en concurrence avec les acteurs internet et plate-forme mais assurent, eux, l’essentiel des emplois (77%) alors que c’est 2% pour les acteurs d’internet. A l’inverse, en matière de captation des revenus, la proportion est dans l’autre sens : beaucoup plus faible pour les opérateurs télécoms que pour les acteurs de l’internet. Ces disparités sont intéressantes car l’évolution des échelles de valeurs fait que des acteurs vont se retrouver sur les mêmes maillons à partir de modèles économiques différents tout en ayant des coûts de structures et de revenus totalement différents. La situation est d’autant plus problématique pour les acteurs que les repositionnements sur la chaîne de valeur conduit à une forme de porosité entre trois grands marchés : celui des infrastructures des opérateurs de réseaux, celui des équipements des fabricants de terminaux, ou encore celui des offres de contenus et services des plates-formes numériques. Ces marchés jusque-là différents deviennent concurrents mais à partir de capacités de ressources différentes, en s’organisant autour d’imbrications inédites des flux monétaires et géographiques.

L’exploitation économique des données constitue de ce fait une partie de la révolution de l’internet avec l’apparition de nouveaux modèles d’affaire autour de cette monétisation des données : vente de profils d’utilisateurs, de  référencement… Exploiter la donnée aujourd’hui c’est faire fonctionner tout un écosystème technique et d’intermédiaires. Chacun va construire et mobiliser ces données.  Les formes industrielles se complexifient et des modèles alternatifs peuvent proposer les mêmes biens. Jusqu’à présent la force des constructeurs automobiles était la construction de véhicules. Avec les véhicules électriques, leur compétence centrale construite sur la conception de moteurs thermiques a disparu, ce qui les conduit à devoir affronter de nouveaux entrants issus de l’internet (Uber ou Tesla) aux modèles économiques radicalement nouveaux. Ces formes de concurrence entre fabricants automobiles, équipementiers et acteurs du numérique montrent que dans cet écosystème de construction des données, la manière dont s’organise les positionnements sur la chaîne de valeur devient déterminante.

La concurrence se faisant tant par les modèles d’affaire que par les biens, la prolifération de modèles économiques se retrouve dans la variété des commissions prises par les multiples plates-formes d’agrégation. Certaines prennent de très faibles commissions alors que d’autres vont jusqu’à 30%. Il n’y a pas de modèle unique. De même, la gratuité est omniprésente dans les contenus en ligne, mais les formes de gratuité peuvent être différentes.  Certains contenus sont gratuits parce qu’adossés à des paiements lorsque le client en souhaite plus, d’autres le sont parce les données fournies par les consommateurs rémunèrent les plates-formes, etc.

Le contrôle du consommateur est dès lors exercé par des plateformes dominantes qui se concurrencent les unes les autres et cherchent à enfermer les utilisateurs dans un écosystème fermé qu’elles contrôlent (on parle en anglais de walled garden) : cela peut tenir aux standards techniques (Apple), à des offres d’abonnement agrégées (Amazon), ou bien à l’inscription dans des communautés sociales (Facebook). Dans cette configurant, les éléments déclencheurs de l’acte d’achat évoluent naturellement, donnant tout leur poids au point d’entrée et au rôle des marques dans les parcours des consommateurs.

En conclusion, les enjeux de la dématérialisation s’accompagnent d’une redéfinition profonde des formes de concurrence : nouveaux modèles d’affaires, nouveaux produits de substitution, nouveaux entrants... Cette variété des dynamiques à l’œuvre appelle à penser désormais l’économie en passant d’une vision fondée sur le modèle de la manufacture et de la production de biens physiques à une vision reposant sur la création et la gestion d’infrastructures aux coûts fixes et  effets de réseaux. Ces infrastructures concernent aussi bien celle des réseaux de communication que celle des informations, des bases de données ou des serveurs de cloud. Les conséquences portent sur les stratégies des firmes comme sur la régulation des marchés. La difficulté en la matière tient à ce que la nouvelle structuration du numérique a également porté sur l’instauration de nouveaux cadres et objets de la régulation : nationale et internationale pour des entreprises globalisées, au niveau continentale avec le poids politique de l’Europe par exemple. La régulation s’avère beaucoup plus compliquée à mettre en œuvre dans ce cadre international car il faut trouver un équilibre entre souveraineté nationale, politiques sectorielles , réglementation anti trust et incitations à l’innovation. Un jeu compliqué s’articule ainsi entre le soutien aux acteurs nationaux et la régulation des plateformes dominantes.

 

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