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La comptabilité c’est politique chronique de Franck Aggeri enseignant chercheur à i3-CGS, chronique parue sur le site web d’Alternatives Economiques
Posté le 4 juillet 2018

Avec l'aimable autorisation d'Alternatives Economiques©

La comptabilité ne fait pas rêver. Aux yeux du grand public, elle est assimilée à une technique rigoureuse mais rébarbative, à des métiers répétitifs et ennuyeux. Elle est considérée comme un auxiliaire neutre au service de l’économie et du capitalisme qui sert notamment à calculer les coûts, les bénéfices et l’impôt sur les sociétés.  

Bien que très répandue, cette représentation est pourtant erronée. Non seulement la comptabilité est au centre d’enjeux politiques cruciaux, mais elle n’a rien de neutre. Le grand sociologue Max Weber en avait eu l’intuition considérant que la comptabilité constituait le cœur de la rationalité capitaliste en contribuant à former notre perception de la réalité économique.

La comptabilité, un système conventionnel

Les coûts et bénéfices que les économistes considèrent généralement comme des données objectives sont pour les comptables des données conventionnelles. Pour illustrer ce caractère conventionnel, prenons l’exemple de l’amortissement.

Dans le système comptable français, l’investissement dans un bien durable (machine, immeuble, voiture, etc.) était traditionnellement amorti sur une durée normale d’utilisation définie à l’avance pour en lisser le coût. Un immeuble industriel s’amortissait par exemple en vingt ans. Ce chiffre n’avait rien à voir avec la durée de vie réelle d’un tel bâtiment qui peut durer bien plus longtemps1. Il s’agit simplement d’une convention, c’est-à-dire d’une règle sociale définie arbitrairement. L’important n’est pas que la convention corresponde à la réalité mais qu’elle soit utilisée par tous les agents économiques de façon identique pour que les résultats des entreprises soient comparables.

Les systèmes de convention, également appelés modèles de comptabilité, ne sont pas identiques selon les pays. De façon simplifiée, on oppose le modèle continental (français et allemand) en coût historique au modèle anglo-saxon de la « fair value » (ou valeur juste). Entre ces deux modèles, le débat d’experts fait rage, bien qu’il soit largement inconnu du grand public. Quels en sont les enjeux politiques pour la régulation du capitalisme ?

Le modèle en coût historique : une logique de prudence

Le modèle en coût historique est celui qui prévaut aujourd’hui dans la réglementation française pour les comptes sociaux (c’est-à-dire les comptes individuels de la société). Sa caractéristique principale est de comptabiliser les apports de capitaux (actions, immeubles, etc.) et les actifs à leur valeur historique.

Autrement dit, imaginons une société qui bénéficie, lors de sa création, d’un apport en capital de ses fondateurs d’une valeur de 100 sous la forme de parts sociales. La valeur des capitaux propres est inscrite dans le bilan à hauteur de ce montant historique de 100. Imaginons que cette société est introduite en bourse et que son cours est multiplié par dix dans les cinq ans qui suivent. La comptabilité française ne réévalue pas le montant des capitaux propres qui resteront évalués à 100. Ainsi, ce modèle se fonde sur un principe de prudence. Autrement dit, tant que des plus-values potentielles ne sont pas réalisées, la comptabilité n’en tient pas compte.

La fair value : une logique financière pro-cyclique

Le modèle britannique de la « fair value » est celui prévaut dans les normes internationales IFRS (International Financial Reporting Standards), élaborées par l’IASB (International Accounting Standards Board). Il peut être choisi en France pour les comptes de groupe (les comptes consolidés). Ce modèle se fonde sur une logique plus financière qui vise à évaluer un potentiel de création de valeur.

Dans cette perspective, les capitaux propres d’une société doivent correspondre aux flux de trésorerie actualisés qu’elle est susceptible de réaliser dans le futur. Se fondant sur une hypothèse d’efficience des marchés financiers, ce modèle considère que le prix de l’action (sa valeur de marché) équivaut à la valeur de ces flux actualisés. Dès lors, ce modèle préconise de réactualiser la valeur des capitaux propres en fonction de la valeur observée du prix des actions. Dans l’exemple précédent, la valeur des capitaux propres doit être réévalué à 1 000. Cette logique conduit donc à réévaluer ou dévaluer la valeur de l’entreprise en fonction des variations des prix des marchés financiers.

Le problème, bien évidemment, est que les marchés financiers fonctionnent bien différemment du modèle idéal des marchés efficients. Les bulles spéculatives illustrent par exemple des situations d’emballement où les prix diffèrent significativement des « fondamentaux » (bénéfices, prévisions) qu’ils sont censés refléter.

En se fondant sur les prix des marchés financiers, le modèle de la fair value amplifie ces phénomènes spéculatifs en améliorant artificiellement le bilan des sociétés cotées dont les actions grimpent, ou, au contraire, en dévalorisant excessivement le bilan des sociétés faisant l’objet d’une spéculation à la baisse.

Le modèle de la fair value est devenu le modèle dominant en Europe grâce au soutien actif de l’Union européenne. Depuis 2005, il est en effet devenu obligatoire pour les sociétés européennes cotées d’adopter les normes IFRS.  Quelles en sont les conséquences pour les entreprises qui l’ont adopté ?

L’exemple de Carillion

L’actualité offre des exemples des effets pervers de l’utilisation de ce modèle. Un scandale a récemment défrayé la chronique au Royaume-Uni : la faillite de l’entreprise Carillion, deuxième entreprise britannique du BTP et des services, qui construisait et gérait des immeubles, restaurants et hôpitaux pour différents services publics. La surprise pour les analystes a été d’autant plus grande que l’entreprise affichait, un an encore auparavant, une santé financière apparemment insolente : le cours de l’action était alors à son plus haut tandis que de généreux dividendes étaient distribués aux actionnaires.

L’enquête parlementaire britannique a mis en évidence des signaux qui auraient dû alerter les  investisseurs : la croissance de l’entreprise se fondait sur un modèle du moins-disant où l’entreprise gagnait des marchés publics sur ses concurrents en proposant des prix moins chers. Pour ce faire,  ils pressuraient leurs sous-traitants (délais de paiement des fournisseurs de 180 jours contre 90 en général) et acceptaient des marges faibles. La survenue d’incidents sur plusieurs chantiers de construction a mis à mal ce modèle d’affaire. L’entreprise s’est très vite trouvée en manque de trésorerie, tandis que l’ampleur de la dette a été révélée, conduisant à une faillite inéluctable qui a laissé sur le carreau des dizaines de milliers de collaborateurs.

Le modèle de la fair value a une responsabilité dans cette faillite. Il a contribué à masquer les difficultés de l’entreprise.  En effet, la hausse continue du cours de l’action a créé un effet de richesse artificiel (...)

©Alternatives Economiques

1 Une évolution récente permet aujourd’hui d’intégrer dans les calculs la durée réelle d’utilisation.