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Olivier Rey, mathématicien et philosophe, invité du séminaire « Changer d’échelle – Changer de nature »
Posté le 31 mars 2022

Olivier Rey est chercheur au CNRS, professeur en philosophie à l’université Paris I et mathématicien. Il est membre de l’Institut d’histoire et de philosophie des sciences et des techniques. Il est l’invité du séminaire « Changer d’échelle -  Changer de nature » pour son ouvrage « Une question de taille » publié en 2014.

Le parcours de mathématicien d’Olivier Rey a stimulé son intérêt pour les questions de taille, le sujet d’aujourd’hui. Il a travaillé sur les équations dérivées partielles non linéaires. En résumé, dans le non linéaire, lorsque le changement de taille intervient au point de faire franchir des seuils, ces seuils induisent des changements qualitatifs drastiques. Grand mathématicien britannique,  célèbre pour avoir décodé la machine allemande Enigma pendant la guerre, Alan Turing s'est intéressé à la morphogenèse qui est liée aux phénomènes de différenciation causés par la taille. La morphogenèse est  l'ensemble des lois qui déterminent la forme, la structure des tissus, des organes et des organismes. Au cours de l’embryogenèse des phénomènes de différenciation vont apparaître. Ils ne proviennent pas directement des gènes car ceux-ci sont tous les mêmes dans les cellules. La croissance de l’embryon  détermine la différenciation des cellules, croissance qui entraîne les bifurcations et provoque la différenciation des cellules les unes des autres.

Il imagine des mécanismes de différenciations spontanées et suppose que les cellules se différencient par l’intermédiaire d’un processus cellulaire de réaction-diffusion. Dans ce modèle, deux molécules agissent de concert dans certaines réactions chimiques : la première agit comme activateur mais stimule aussi une deuxième molécule agissant comme un inhibiteur se diffusant plus rapidement dans les cellules. Dans un embryon, cette double réaction va créer des modèles de cellules chimiquement différents à la base de la formation de tissus distincts.

L’hypothèse supplémentaire de Turing est que l’activateur se diffuse dans le milieu mais moins vite que l’inhibiteur. Que va-t-il donc se passer ? A cet endroit, à cause de la catalyse, il y a de plus en plus d’activateurs et d’inhibiteurs. L’activateur se propageant moins vite que l’inhibiteur, cela entraîne un pic d’activateurs et un pic d’inhibiteurs à différents endroits. Il y aura une petite zone autour de laquelle les activateurs, entourés d’une couronne d’inhibiteurs, vont dominer. Autrement dit, la réaction aura lieu dans une zone et pas dans une autre. Une réaction produite au hasard  provoquera une différenciation spontanée. Tout fini par être égalisé. Ce type de figure ne peut s’installer que lorsque le domaine est suffisamment grand. Le système de différenciation spontanée imaginé par Turing ne peut se produire qu’à une certaine taille.  

Un des modèles préférés d’Alan Turing était l’étoile de mer car celle-ci a la forme d’un rond quand elle est petite. La symétrie circulaire de l’étoile de mer sera brisée à un certain stade de sa croissance et les branches se développent spontanément. Ce mécanisme décrit ici n’explique que quelques phénomènes de différentiation spontanée.

La pensée moderne n’est pas à l’aise avec ces phénomènes de non linéarité et les questions de taille.   A l’intérieur de l’espace euclidien infini qui va entrer en scène au moment de l’avènement de la science moderne, le monde n'est plus clos comme l’indique le titre de l’ouvrage d’Alexandre Koiré « Du passage du monde clos à l’univers infini ». L’idée d’espace infini va de pair  avec l’idée des mesures absolues parce que les éléments de référence absolus n'existent pas comme auparavant la taille du cosmos dans son entier.

Dans un de ses fragments, Blaise Pascal demande à son lecteur de penser à un ciron, un minuscule acarien,  l’animal le plus petit que l’on connaissait à l’époque. Il lui demande d’imaginer ses pattes et ses jointures, puis ses veines jusqu'au sang qui les irrigue et à pousser la vision jusqu’au plus petit que le lecteur puisse concevoir. Il développe une sorte de conception fractale de l’univers c’est-à-dire qui présente une structure similaire à toutes les échelles. Le raisonnement chez Pascal est essentiellement rhétorique car il souhaite faire ressentir à l’homme, cette disproportion, un « néant à l’égard de l’infini et un tout à l’égard du néant ». Cette expérience mentale n’aurait pas été possible avant l'avènement de la pensée de l'infini.

Le dernier ouvrage de Galilée, Discours concernant deux sciences nouvelles,  qui traite des sciences des matériaux et ce que l’on appellera plus tard la mécanique rationnelle revient sur ces questions de non linéarité. Le texte commence par la visite des arsenaux de Venise par trois personnages : Sagredo, Salviati et Simplicio. Autour d’un très grand navire en attente de lancement, est dressé un appareil de soutènement, bien plus considérable, en proportion, que celui qui entoure les navires plus petits. Un vieil homme, présent à l'arsenal, assure qu’on procède ainsi avec les navires de cette taille pour éviter qu’ils ne se rompent, écrasés par leur poids. Sagredo, le personnage ouvert et intelligent de l'ouvrage de Galilée,  critique cette opinion populaire qui veut que les projets à une petite échelle ne puissent réussir à une échelle plus grande. Pour Sagredo, les démonstrations mécaniques reposant sur la géométrie et les propriétés géométriques étant identiques à toutes les échelles, une grande machine doit fonctionner de la même manière aussi bien qu’à une petite échelle à condition que les proportions soient respectées. Salviati, le porte-parole de Galilée, entre alors en scène, critique le bon sens populaire mais dit : « Ne croyez plus avec beaucoup de ceux qui ont étudié la mécanique et les machines faites des mêmes matériaux reproduisant scrupuleusement les mêmes proportions entre leurs parties doivent être proportionnellement aptes à résister ou à céder aux assauts et aux chocs venus de l’extérieur car on peut démontrer géométriquement que les plus grands sont toujours moins résistants que les petits. De sorte qu’en fin de compte toutes les machines et constructions qu’elles soient artificielles ou naturelles ont une limite nécessaire et prescripte que ni l’art ni la nature ne peuvent dépasser. Etant entendu que les propositions et les matériaux demeurent identiques ». Galilée affirme très clairement que le monde ne saurait être invariant par changement d’échelle. En général, les différentes grandeurs ne varient pas proportionnellement les unes par rapport aux autres. Il en résulte des changements de physionomie quand les tailles varient et ce que l’on appelle des bifurcations.

Des changements brusques interviennent lorsque des seuils sont atteints ce que l'on appelle une rupture en résistance des matériaux. L’exemple donné par Galilée des géants est développé par Olivier Rey. Si toutes les dimensions du géant  sont décuplées, son volume et son poids sont multipliés par mille (un homme de 2 mètres et de 100 kilos devient un géant de 20 mètres et de 100 000 kilos). Il en résulte que les efforts qui s’exercent par unité de surface de la section d’un os comme le fémur, lorsque le géant est debout, sont multipliés par dix, et qu’au premier pas celui-ci se casse la jambe.

Ces paroles peuvent sembler banales mais il n’est pas sûr que la pensée moderne en ait tiré toutes les conséquences. Sagredo, le personnage de Galilée, semble davantage éloigné de la vérité que le vieil homme imbu de sagesse traditionnelle rencontré à l’arsenal. L’affranchissement de la réflexion vis-à-vis des dimensions naturelles apparaît en quelque sorte comme une conquête de la modernité. D’Arcy Thompson grande figure de la biologie théorique dans la première moitié du XXe siècle, cite en exemple les réflexions de deux grands scientifiques : le physicien Oliver Heaviside et l’astronome John Hershel. Le premier avait coutume  de dire qu’« il n’y avait pas d’échelle absolue de taille ou  d’univers car celui-ci n’a de limite ni dans l’immensément grand ni dans l’immensément petit ». Le second affirmait que « celui qui se consacre à l’étude doit renoncer à établir cette distinction entre grand et petit totalement gommé dans la nature ».

Par la suite, les questions d’échelles ne sont toujours pas encore assez pris en compte. J.B.S. Haldane grand biologiste de la première moitié du XXe siècle, spécialiste en génétique remarquait : « Les différences les plus évidentes entre les différents animaux sont des différences de taille mais pour une raison ou une autre, les zoologues ont accordé à ces dernières une attention singulièrement réduite. Dans un épais manuel scolaire que j’ai sous les yeux je ne trouve nulle part mentionné que l’aigle est plus grand que le moineau et que l’hippopotame est plus gros que le lièvre bien que quelques indications soient données du bout des lèvres concernant la souris ou la baleine. Et pourtant, il serait facile de montrer qu’un lièvre ne saurait avoir les dimensions d’un hippopotame, ni une baleine celles d’un hareng. Pour chaque animal il existe une taille adéquate, et une grande variation de taille entraîne nécessairement un changement de forme".

En effet, la première caractéristique d’un animal est sa taille. Un goéland géant dix fois plus grand qu’un goéland normal ferait peur. La peur de cet animal est déterminée par la taille et la forme est solidaire de la taille. D’Arcy Thompson, comme après lui J.B.S. Haldane, ont insisté sur le fait que, pour de simples raisons de physique, telles que celles mises au jour par Galilée, la dimension ne saurait être considérée comme un paramètre secondaire dans la caractérisation d’une forme vivante : la taille détermine en effet, dans une large mesure, le type d’organisation possible. Les besoins en nourriture, en effet, sont proportionnels au volume, tandis que les possibilités d’alimentation sont proportionnelles à la surface. Or, à forme constante, le rapport de la surface au volume varie comme l’inverse de la taille : trop grosse, la cellule ne parvient plus à se nourrir et une division devient nécessaire pour rétablir un rapport surface/volume qui soit viable (sans préjuger des mécanismes effectifs qui commandent cette division). La taille croissante réclame des structures de plus en plus complexes pour être surmontée, et « les animaux les plus évolués ne sont pas de plus grande taille que les moins évolués parce qu’ils sont plus complexes, ils sont plus complexes parce qu’ils sont de plus grande taille ».

Il est à noter que, si la taille réclame une organisation plus complexe, elle procure en retour certains avantages : le nombre de prédateurs potentiels diminue, et la régulation de la température, pour les organismes homéothermes, se trouve facilitée par la diminution du rapport entre la surface externe, par laquelle s’opèrent les pertes de chaleur, et le volume dont il faut conserver la chaleur, tandis qu’elle est un défi permanent pour les petits animaux. Ainsi, l’oxygénation des insectes par simple diffusion de l’air au long des minces tubes que sont les trachées et trachéoles n’est-elle praticable que sur de très courtes distances, d’où s’ensuit que l’épaisseur d’un corps d’insecte ou d’arachnide ne peut guère dépasser un demi-centimètre et que, dans la réalité, les araignées géantes des films d’épouvante, outre qu’elles n’auraient jamais pu atteindre une telle taille, mourraient séance tenante d’asphyxie. Les crustacés, dont le plan anatomique ressemble à celui des insectes, peuvent atteindre de plus grandes dimensions parce qu’ils sont pourvus d’un système respiratoire.

Comme le souligne encore J.B.S. Haldane, pour chaque type d’animal il existe une taille optimale. Un homme de trois mètres s’avérerait impossible. Il n’y a que dans l’imagination de Swift et de ses lecteurs de Gulliver que les Brobdingnags, douze fois plus grands que lui et les Lilliputiens dix fois plus petits que lui,  peuvent coexister : dans la réalité, une même forme organique ne saurait être viable à des échelles aussi différentes.

Il est remarquable que Galilée alors qu’il travaillait à démanteler le cosmos traditionnel, et semblait du même coup,  ouvrir la voie à une conception purement relative de la mesure, ait aussi à la fin de sa vie donné les moyens de refonder l’idée des mesures absolues sur de nouvelles bases, en montrant que le monde ne saurait être invariant par changement d’échelle. L’opposition ou la disjonction entre quantitatif et qualitatif s’en trouve largement affaiblie, puisque la quantité détermine dans une large mesure les qualités possibles, et que les qualités ne peuvent se réaliser qu’à l’intérieur de limites quantitatives assez peu extensibles.

Il non moins remarquable de constater à quel point la pensée moderne semble éluder ce rapport.Tout le fonctionnement de la nature est parfaitement ajusté et la taille de chaque objet est précisément adaptée à ce fonctionnement. Notre cerveau imagine la linéarité en extrapolant les questions de taille à ce que nous connaissons sans prendre en compte les changements de régimes et de bifurcations parce que c’est le plus facile à imaginer.

Une autre raison à la sous-estimation, pour ainsi dire systématique, de l’importance des questions de grandeur dans la définition même des choses tient à la progressive autonomisation, au cours de la période moderne, de ce qu’on appelait d’abord philosophie naturelle, aboutissant au XIXe siècle à une séparation quasi totale entre sciences et lettres. Les mathématiques ont été versées du côté des sciences, en considération de leur implication essentielle dans la physique moderne. La philosophie a été versée du côté des lettres, en vertu d’un lien rémanent avec les humanités, et parce qu’elle se trouvait dépossédée par la nouvelle science de ses anciennes prétentions scientifiques. La pensée philosophique va avoir tendance à afficher une indifférence voire un dédain de plus en plus marqués à l’égard des questions quantitatives, abandonnées aux scientifiques et à leurs calculs.

Malgré tout, quelques sociologues ont attiré l’attention sur ces questions d’échelle en indiquant que la première caractéristique d’une société est sa taille car son organisation dépend de sa taille, certaines solutions sont possibles alors que d’autres non. Une fois que notre attention est ouverte à ces questions de taille, c’est tout un univers de réflexions qui s’ouvre sur des questions toujours envisagées pour elles-mêmes, détachées d’horizons quantitatifs alors même que ces horizons qualitatifs déterminent ces questions.

Pour en savoir plus : Entretien avec Olivier Rey, Le Philosophoire 2017  et Penser les limites

En savoir plus, la prochaine séance du séminaire Du pilote au programme à grande échelle : gouverner la pauvreté globale