Les incertitudes scientifiques et techniques constituent-elles une source possible de renouvellement de la vie démocratique ?

Différentes évolutions institutionnelles suggèrent qu’on ne peut plus penser les rapports entre activités marchandes et action étatique sans prendre en considération les activités de recherche et d’innovation, c’est‐à‐dire toutes ces pratiques qui génèrent en continu des flux intenses d’incertitudes ontologiques. Mettre entre parenthèses ces activités, comme le fait l’écrasante majorité des travaux et des réflexions qui sont consacrés aux relations entre Etats et marchés, conduit à une impasse, tant est crucial, pour le dire autrement, le rôle structurant des incertitudes dans le fonctionnement de ces institutions. Il faut donc se méfier des discours qui vantent les mérites d’une de ces trois institutions et assignent aux deux autres une fonction subalterne.

Peut‐on raisonnablement croire Steve Jobs, lorsqu’il assure de façon arrogante que ce sont lesinnovateurs et les 25entreprises qui révèlent aux gens ce qu’ils veulent ? Faut‐il suivre ceux qui vitupèrent l’alliance contre nature entre sciences et marchés et exigent un Etat impartial qui dit ce qu’est le bien commun et qui l’impose ? Faut‐il demander plus d’autonomie pour les scientifiques et transformer la décision politique et l’innovation marchande en simples activités d’adaptation et de sélection ? Chacune de ces positions, en faisant comme s’il était possible de confier à une institution particulière (qu’il s’agisse du marché, de la science ou de l’état) la tâche de calculer les décisions qui comptent, vise à rejeter sur les autres institutions la gestion des incertitudes radicales qu’elle génère, mais dont elle ne sait que faire.

Ce que j’ai essayé de montrer, c’est qu’une telle position n’est pas tenable. Définir les biens et leur allocation, identifier et circonscrire les maux qui pourraient nous assaillir, exige une articulation constante et bien réglée de ces trois institutions. Pour penser cette articulation, il faut renoncer à considérer les incertitudes comme une sorte de patate chaude que chacun rêve de passer à son voisin. Les sites de problématisation et les incertitudes ontologiques qu’ils travaillent et qui les travaillent ne sont pas à la périphérie mais au cœur de nos institutions dont ils assurent à la fois la vitalité et l’articulation. Telle est, me semble‐t‐il, un des enseignements à portée générale que livre l’examen du paradoxe de sciences et de techniques ambivalentes, porteuses de biens et de maux, à la fois sources de certitudes et d’incertitudes.